Bloguele Avril 21, 2022

Portrait de Pierre Préfontaine

by Ozias Leduc

Ce portrait d’un homme, assis sur un banc dans un parc, représente Pierre Préfontaine (1842-1897).  Lorsque le peintre, Ozias Leduc, reçoit la commande pour ce tableau, le modèle est décédé depuis plus de 15 ans.  C’est sa fille, Anne-Marie (1879-1959), qui rencontre l’artiste et lui remet une photo de son père. 

 Leduc avait l’habitude de se servir de photographies dans son travail de peintre.  Dès la construction de son atelier, au début des années 1890, il avait prévu un petit espace pour aménager une chambre noire.  Il s’occupait lui-même de la prise de photos, du développement des négatifs sur verre et de leur tirage sur papier.  Dans son travail de portraitiste, la photographie lui servait d’aide-mémoire, lui permettant ainsi de diminuer la durée et le nombre des séances de pose.  


Fig. 1 Photographie de Pierre Préfontaine, 6 x 5,2 cm, Archives nationales du Québec à Montréal, Fonds Ozias Leduc (MSS327S13/P5/14).  

 

Pour le Portrait de Pierre Préfontaine, la photo remise à Leduc (une photo de groupe) avait été coupée : elle ne représentait que le buste du modèle (fig. 1).  Malgré sa piètre qualité et son très petit format, elle constituait la seule référence pour l’artiste.  Il s'en est servi comme esquisse préparatoire : il a collé l’épreuve sur un carton et y a tracé une mise au carreau pour faciliter la transposition sur la toile.  La photo fixait ainsi la pose et les traits physiques de la tête du modèle.  Leduc a dû improviser pour le reste de la composition : le corps du personnage, son attitude et le décor qui l’entoure.  

 

 Leduc a traité les deux plans de ce portrait de manière très distincte.  Au premier plan, il représente son modèle dans une pose de trois quarts, la tête tournée vers le spectateur.  Pour les traits du visage, il s’inspire de la photo : un front large, des yeux en creux, un nez droit et une bouche mince.  Il intensifie davantage le regard du modèle afin de lui donner vie.  Il raccourcit également la barbe afin de dégager le col de la chemise et la cravate.  Pour ce premier plan, Leduc privilégie un dessin linéaire, une touche lisse et une palette réduite plutôt sombre.  Une lumière venant de droite ,éclaire le modèle en mettant en valeur le visage, le haut de la chemise et les mains.  Par ce traitement réaliste du premier plan, Leduc cherche à nous transmettre avec exactitude la ressemblance physique de son modèle.  Le banc, comme le personnage, est également traité avec une ligne contour accentuée.

 

Fig. 2 Cumulus bleu (détail), 1913, huile sur toile, 92,1 x 61,6 cm, Fredericton (N-B), The Beaverbrook Art Gallery, achat fonds des Amis de la Beaverbrook Art Gallery (1962.34).

 

Au second plan, Leduc  représente un paysage qui possède sa propre lumière, indépendante de celle du premier plan.  Ce paysage, composé à droite d’un chemin menant vers un étang, de buissons et d’arbres au soleil couchant, crée l’illusion de l’espace.  Les arbres de gauche sont rapidement dessinés, ceux de droite, esquissés à grands traits.  Les petites touches juxtaposées de jaune et de gris dans le ciel, rougeâtres à l’horizon, sont vibrantes de lumière.   Ce traitement pictural se rapproche de celui utilisé dans la partie supérieure du tableau Cumulus bleu (fig. 2), le premier d’une série de paysages dans lesquels, à partir de 1913, Leduc a adopté le style symboliste.  Selon ce mouvement artistique et littéraire, les artistes revendiquent le droit d’exprimer dans leur œuvre leurs états d’âme, leurs idées et leurs émotions.  

 

Fig. 3 Benjamin-Constant, Jean-Joseph (1845-1902), Portrait d’Henri d’Orléans, duc d’Aumale, 1896, huile sur toile, 103,5 x 84,6 po (263 x 215 cm), Chantilly (France) Musée Condé (NA 863).

 

Tout au long de sa carrière, Leduc a exécuté de nombreux portraits.  Celui de Pierre Préfontaine est un des rares portraits posthumes; c’est aussi un des rares portraits où le modèle est représenté en plein air.  Habituellement, Leduc place son modèle devant un fond coloré, sans référence au lieu où il se trouve, ni au décor intérieur.  Cette fois, il semble avoir été inspiré par le Portrait du duc d’Aumale, réalisé par Benjamin-Constant en 18963 (fig. 3).  La composition des deux tableaux est semblable, même si elle est inversée : un homme solitaire, vêtu de noir, assis sur un banc dans un parc.  Les mains des deux hommes sont au repos, l’une appuyée sur la cuisse et l’autre tenant une canne.  Dans les deux œuvres, un paysage propice à la rêverie encadre la scène; une éclaircie conduit le regard vers un ciel lumineux.  Par contre, les deux hommes témoignent d’émotions très différentes : le duc d’Aumale est mélancolique, il semble vivre un moment intense d’introspection, tandis que Préfontaine tourne la tête vers le spectateur et l’observe avec vivacité. 

 

Qui était Pierre Préfontaine ?  Né à Beloeil en 1842, Préfontaine est devenu marchand à Saint-Hilaire (auj. Mont-Saint-Hilaire).  Il faisait le commerce de grains, de foin et de charbon.  Pour faciliter le transport de ses marchandises entre la gare ferroviaire, située à l’époque sur le Chemin des Trente (auj. Montée des Trente), et le centre du village, il avait obtenu un lot sur la grève à proximité de la gare afin de construire un quai sur la rivière Richelieu4.  Les pomiculteurs des environs utilisaient également ce quai pour l’embarquement de leurs récoltes sur les bateaux des négociants qui venaient s’approvisionner à Saint-Hilaire.  

Ce portrait posthume représente un homme assis paisiblement dans la nature – un homme élégamment vêtu, distingué, un bourgeois prospère de l’époque - et non un commerçant dans ses activités quotidiennes.  Pierre Préfontaine, étant décédé en 1897, à 55 ans à peine, ses enfants pouvaient voir dans ce portrait une double signification.  Le premier plan, traité de manière réaliste, était un précieux témoignage de la présence physique de leur père dans leur jeunesse, tandis qu’au second plan, le paysage onirique avait le pouvoir d’évoquer avec sérénité l’absence de ce père, parti trop jeune et trop tôt dans leur vie.

 

Monique Lanthier

 

Notes

1.Le tableau n’est pas daté.  Cependant, le 18 février 1916, Anne-Marie Préfontaine envoie une lettre à Ozias Leduc accompagnée d’un chèque et de remerciements, d’où la datation que nous proposons.  Archives nationales du Québec à Montréal, Fonds Ozias Leduc (MSS327/6/1; 2006-10-001 \2455).

 

2.L’inscription Nestor Préfontaine nous semble récente et, dans l’état actuel des recherches, nous ne pouvons pas l’expliquer.  Cependant, nous sommes certain de l’identité du modèle du portrait grâce à une inscription de Leduc au verso de la photo qu’il avait réalisée de son tableau : M.Pierre Préfontaine chez ses filles Eva et Marie-Anne Montréal. Archives nationales du Québec à Montréal, Fonds Ozias Leduc (MSS327/12/3.56; 2006-10-001 \2461).  Leduc utilise le prénom Marie-Anne; la fille de Préfontaine avait été baptisée Marie, Anne, Virginie, Léa; cependant, elle signait sa correspondance Anne-Marie. Voir note précédente.

 

3.Leduc a certainement vu ce portrait lors de son séjour à Paris, du 25 mai au 25 décembre 1897.  Le Portrait du duc d’Aumale, de dimensions imposantes, était exposé au Salon des artistes français qui s’est tenu au Palais des Champs-Élysées du 20 avril au 11 juin.  De plus, il a sans doute rapporté dans ses bagages un catalogue de l’exposition ou un exemplaire de la revue Gazette des Beaux-Arts (no de mai : compte-rendu du Salon) dans lesquels était publiée une gravure de Charles-Albert Waltner (1846-1925) reproduisant ce portrait.  

 

4.LAHAISE, Thomas, « Le transport des pommes sur le Richelieu », Les Cahiers d’histoire de la Société d’histoire de Beloeil-Mont-Saint-Hilaire, (Beloeil), cahier no 4, février 1981, p. 27.

 

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