A.R.C. Américain, 27 juillet 1857–13 mars 1946

Les peintures de Peleg Franklin Brownell, même si elles ont connu l'oubli dans les réserves des musées canadiens et dans les greniers familiaux, se révèlent être des œuvres d'art accomplies. Ayant été formé en art selon les rigoureux préceptes de la tradition académique française, Brownell pouvait fasciner le spectateur par la façon dont il était capable de rendre la texture de la peau et l'apparence du tissu dans ses compositions figuratives. Sa magistrale aisance à traiter de l'agencement des plans et de l'équilibre des couleurs des paysages campagnards et urbains de son époque met en valeur ses talents de peintre impressionniste. Une étude de son oeuvre est une aventure qui nous oblige à remettre en cause l'oubli dans lequel l'artiste a sombré.

 

Nous pensons que l'oeuvre de Brownell a été éclipsé par une succession de faits qui ont jalonné l'histoire de l'art au Canada. Premièrement, il y a eu la recherche d'une école canadienne de peinture au moment où il était dans la fleur de l'âge qui s'est soldée par un entichement démesuré du public pour les oeuvres du Groupe des Sept. En second lieu, les méthodes de travail de l'artiste étaient considérées comme relativement traditionnelles, et ce, malgré l'ingéniosité et l'audace dont il savait faire preuve dans la réalisation de ses œuvres. Après la Première Guerre mondiale, le Canada, comme le reste du monde, ne possédait plus les mêmes valeurs traditionnelles. En art comme en politique, il y avait une recherche de l'avant-garde, concept qui était empreint d'une aura de modernisme, alors que l'académisme représentait plutôt une image officielle surannée. Ne pouvant être qualifié d'artiste purement impressionniste ni de peintre réaliste à la facture académique, Brownell se révèle être le précurseur de l'école canadienne de peinture impressionniste et romantique, laquelle peut être définie comme une école de pensée et de pratiques qui préconise l'orthodoxie de la perspective comme le fondement de la création de l'illusion de l'espace dans une composition et qui, du même coup, se trouve dégagée de la rigidité structurelle du réalisme.

 

Né il y a cent cinquante ans, le 27 juillet 1857, à New Bedford dans le Massachusetts, Brownell est arrivé au Canada en 1885 pour s'établir à Montréal. Il a d'abord étudié à Boston, au Museum of Fine Arts (Musée des beaux-arts de l'endroit), puis, à Paris, à l'Académie Julian, sous l'égide des maîtres français Adolphe William Bouguereau (1825-1905) et Tony Robert-Fleury (1838-1912). Brownell est déménagé à Ottawa, en 1887, où il est devenu directeur de l'École des arts de la capitale jusqu'en 1900 pour ensuite occuper un poste identique à l'Association féminine des arts d'Ottawa, qui s'est par la suite transformée pour devenir l'Association des arts d'Ottawa. Parmi les artistes de cette période qui ont fréquenté cet établissement et qui sont devenus célèbres, mentionnons les Canadiens Pegi Nicol MacLeod (1904-1938), Henri Masson (1907-1996) et Robert Tait McKenzie (1867-1938).

 

Bien qu'enseignant la peinture à temps complet, Brownell a continué à peindre jusqu'à sa retraite en 1937. En 1896, il a réalisé le célèbre tableau, Le photographe, qui fait aujourd'hui partie de la collection du Musée des beaux-arts du Canada, à Ottawa, et, qui lui a valu une médaille lors de l'Exposition de Paris de 1900. Élu en 1895 à l'Académie royale des arts du Canada, il est devenu, en 1907, un des membres fondateurs du Club canadien des arts qui comptait parmi ses membres des peintres canadiens comme James Wilson Morrice (1865-1924) et William Henry Clapp (1879-1954).

 

Brownell, l'homme derrière le peintre, était, selon sa famille, un homme distant et discret, un artiste qui pouvait compter sur le dévouement absolu de son épouse Louise (née Nickerson) et de sa fille unique, Lois. Ami intime d'Eric Brown, le directeur et le fondateur du Musée des beaux-arts du Canada, il s'est rendu aux Antilles avec ce dernier en 1913 et 1914 pour y peindre. La lumière et les couleurs des îles ont eu, dès lors, une incidence immédiate et indélébile sur son œuvre et sur son travail. Ses peintures mettant en valeur les gens des îles sont sans précédent. Brownell a pris plaisir à étudier à fond les îles en raison de la lumière brute qui avait piqué sa curiosité. Contrairement à ce qu'avaient fait d'autres avant lui, il ne s'est pas attardé à la misère matérielle des insulaires, mais plutôt aux brefs moments de triomphe moral qui se produisaient dans leur vie. Ces images sont donc la synthèse d'un moment qui donne un air de noblesse à ses sujets; et il y est parvenu sans avoir à rendre le côté intellectuel des personnes qu'il peignait. Pour lui, cette démarche était conforme à son personnage.

 

Bien que toujours conscient des enjeux publics concernant les arts plastiques de son époque, Brownell a su demeurer libre d'attaches envers les mouvements ou les écoles de peinture. Contrairement aux peintres canadiens contemporains qu'il connaissait, par exemple Maurice Cullen (1866-1934) et Marc-Aurèle de Foy Suzor-Coté (1869-1937) et qui voyageaient sans cesse pour améliorer leur pratique artistique, Brownell est demeuré fidèle à sa ville d'adoption, Ottawa.

 

Au cours des années vingt et au début des années trente, James Wilson, propriétaire de James Wilson and Company et célèbre marchand de tableaux d'Ottawa, organisait, chaque année, avant Noël, une exposition des œuvres de Brownell. Ces expositions, qui se soldaient généralement par la vente de tous les tableaux de l'artiste, ont contribué grandement à son aisance matérielle sa vie durant, ce qui était plutôt rare à ce moment-là. Les familles connues d'Ottawa admiraient les œuvres de Brownell et en achetaient régulièrement. En 1922, le Musée des beaux-arts du Canada a organisé une exposition rétrospective de son œuvre. En 1937, lors d'une exposition en l'honneur des principaux peintres canadiens qu'avait tenu la Galerie d'art de Toronto, Brownell a reçu une reconnaissance officielle aux côtés de Cullen et de Suzor-Coté.

 

Les représentations de scènes d'intérieur, exécutées pour la plupart avant ses voyages dans les îles, tenaient de sa formation académique selon laquelle une peinture devait être évaluée en fonction de sa conformité ou ressemblance aux normes établies. On établissait des normes pour le dessin, la composition, l'harmonie des couleurs et l'expression. Fidèle à ces préceptes, Brownell a exécuté quelques-unes de ses compositions les plus complexes en choisissant de jeunes personnages dans un décor domestique; ces œuvres figurent parmi les meilleures en leur genre dans l'univers de l'art canadien. Brownell prodiguait un soin minutieux envers chacune de ses peintures pour réaliser une union totale entre le fond et la forme et la traduction de ses sentiments personnels dans les images harmonieuses des sujets qu'il choisissait. Le résultat final, dans sa peinture, a été l'accomplissement de sa compréhension profonde de l'évolution de l'homme; aujourd'hui, un siècle plus tard, ses œuvres peuvent être comparées à des armes conçues pour combattre la perte de l'innocence dans un monde chaotique.

 

Tout au long de sa vie, Brownell a été aux prises avec le défi qui consistait à concilier l'impressionnisme et l'organisation structurale de ses propres thèmes. Il a mis au point une méthode personnelle qui lui a permis d'abandonner l'usage de balayages par larges coups de brosse au profit de fines successions de touches faites à l'aide d'un mince pinceau. Ainsi, ses coups de pinceau étaient contraints, exactement à l'opposé des techniques de larges coups de pinceau employées par le Groupe des Sept. L'animation extraordinaire des scènes de rue et de marché d'Ottawa, les formes et le mouvement des traîneaux tirés par des chevaux sont autant d'éléments qui ont été capturés et rendus avec une qualité irréelle, fugace et instantanée comme cela ne s'était jamais vu auparavant. Quand on regarde ses œuvres de loin, on se transporte dans un passé immuable et atemporel, marqué par des jeux de lumières et d'ombres vacillantes. Lorsqu'on les admire d'un peu plus près, tout disparaît dans un application de peinture à la fois indéchiffrable, douce et prédéterminée.

 

La sensibilité de Brownell est omniprésente dans ses compositions. La force et l'originalité qui ont marqué ses premières œuvres font défaut dans les toiles qu'il a réalisées plus tard. Même lorsque ses travaux affichent certaines inégalités, comme cela se produit dans l'œuvre de tout grand innovateur, chaque peinture est marquée au sceau de la même conviction. En imprimant ses intuitions premières aux paysages qu'il peignait, il leur a insufflé une nouvelle facture qui se distingue de celle de ses contemporains. L'intérêt de Brownell pour le travail en plein air qu'il a développé lors de ses visites aux Antilles a été renforcé lorsque les montagnes de la région de Gatineau, au nord-est d'Ottawa, sont devenues plus accessibles en voiture. Généralement accompagné du jeune artiste canadien Frank Hennessy (1893-1941), Brownell explorait la campagne de la région d'Ottawa. Un de ses sites préférés était Pickanock, situé tout juste au nord de la rivière Gatineau.

 

Artiste hautement raffiné, Brownell a relevé les défis artistiques avec une dévotion quasi religieuse. De fait, son engagement dans la recherche de la perfection était si profond qu'il avait l'habitude, selon les témoignages des membres de sa famille, d'enlever ses tableaux des murs de son domicile pour les retravailler jusqu'à ce qu'il en soit satisfait. Malgré les changements radicaux que les beaux-arts ont connu durant sa vie, il est resté fidèle à ses inspirations. Ce faisant, il a partagé la même éthique que celle de grands peintres impressionnistes canadiens comme Robert Harris (1849-1919) et George Agnew Reid (1860-1947).

 

Peleg Franklin Brownell est mort à Ottawa le 13 mars 1946. Appréciées par ceux qui ont découvert la beauté de ses tableaux, ses meilleures toiles sont devenues quasi introuvables. Aujourd'hui, cent cinquante ans après sa naissance, il est rassurant de voir la Galerie Walter Klinkhoff exposer son œuvre comme s'il s'agissait de l'un des peintres les plus doués du Canada.



Copyright A.K. Prakash, Toronto, 2007

 

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