Bloguele Août 2, 2013

Klinkhoff vend une rare toile de Morrice ayant pour thème une scène canadienne

 Voir une toile de Morrice représentant une scène canadienne n’est pas chose courante. Et si vous ajoutez à cela que le tableau a été exposé au Salon de la Société Nationale de Paris, eh bien, l’événement prend alors des proportions démesurées. Les peintures réalisées par l’artiste au Québec représentent moins de sept pour cent de l’ensemble de son œuvre et seulement 13 toiles (toutes des scènes hivernales) ont été présentées à ce Salon, notamment entre 1906 et 1909. La dernière toile de ce petit lot de trésors à faire son apparition sur le marché canadien a été Effet de neige (Québec) acquise par Ken Thomson lors d’une vente organisée par Sotheby’s à Toronto en novembre 2003 (la Collection des Thomson se trouve aujourd’hui au Musée des beaux-arts de l’Ontario). Le tableau En regardant Lévis de Québec a été exposé pour la première fois en 1909 au Salon de la Société Nationale de Paris; pour l’occasion, Morrice avait également prêté Village canadien de même que quatre autres toiles représentant des sujets non canadiens, y compris deux études. 

 

En regardant Lévis de Québec était identifié par le numéro 879 dans le catalogue avec la mention suivante : Québec (ancien nom de la toile); une toile représente un village canadien en hiver et un autre tableau est une vue en direction de Lévis depuis Québec en hiver réalisé dans de magnifiques bleus. » (John Lyman, lettre à son père en mai 1909). Lyman avait découvert le talent de Morrice deux ans plus tôt à ce même Salon, quand un ami lui avait fait voir Le Bac (Musée des beaux-arts du Canada).

 

Les deux toiles représentent le fleuve Saint-Laurent en hiver vu en surplomb, mais d’un point de vue inversé. Le Bac permet de voir la ville de Québec depuis le quai du traversier, alors qu’ En regardant Lévis de Québec est une vue de Lévis depuis le Château Frontenac, avec la terrasse Dufferin à nos pieds.

 

James Wilson Morrice

James Wilson Morrice, En regardant Lévis de Québec, 1909, huile sur bois 5.1 x 6.7 po, huile achetée par le Musée des beaux-arts du Canada en 1925 (no 3 192).

 

Lors de la tenue de l’exposition du Salon au printemps de 1909, Lyman a été tellement impressionné par l’œuvre d’Henri Matisse qu’il s’est inscrit à l’Académie Matisse à Issy-les-Moulineaux l’automne suivant. Artiste plus mature, Morrice s’intéressait aussi à Matisse de même qu’aux Fauves depuis l’exposition d’automne du Salon en 1905. Lyman s’était probablement rendu compte que son nouvel ami était lui aussi, quoique de façon plus discrète, tombé sous le charme de Matisse.

 

La composition de En regardant Lévis de Québec est plus réfléchie que celle du Bac (1907) comme en témoigne l’alternance des blancs et des bleus horizontaux qui a pour effet de créer une surface plus décorative. Quand nous comparons En regardant Lévis de Québec avec une photo récente (prise un étage plus haut), nous nous rendons compte que ce « redressage » du paysage a été un choix artistique délibéré. De fait, la rive opposée prend fin à Pointe Lévis à gauche derrière laquelle nous apercevons clairement l’Île d’Orléans. En regardant Lévis de Québec a été peint à partir d’un dessin (tablette à croquis no 15, page 26; Musée des beaux-arts de Montréal, Dr.1973.28) et d’un croquis à l’huile de petites dimensions (Musée des beaux-arts du Canada, 3192); les deux esquisses ont été réalisées depuis le Château Frontenac.

 

James Wilson Morrice

 J.W. Morrice, En regardant Lévis de Québec , 1909, tablette à croquis no 15, page 26, Musée des beaux-arts de Montréal, Dr.1973.28.

 

Le croquis révèle déjà l’utilisation de bandes horizontales, mais le mélange terre-neige du côté de Lévis est demeuré. Sur le dessin, l’artiste s’attarde à la rambarde et au luminaire de même qu’au large toit de l’entrepôt d’Isidore Thibaudeau de la basse-ville. Mais toujours est-il que la vue de la rive sud du fleuve, quoique très sommaire et peu détaillée, laisse déjà entrevoir une bande horizontale.

 

Par ailleurs, l’aiguille du clocher de Saint-Joseph de Lévis qui, dans la réalité, est plus à l’ouest et beaucoup plus petite, figure très nettement sur le croquis et fait penser, à elle seule, au haut Lévis sur la peinture définitive. Morrice sait alléger cette composition quelque peu rigide avec humour, à savoir avec son personnage ventru caractéristique; ici, l’homme que l’on voit de dos est une métaphore pour l’artiste (et le spectateur) en train d’observer le panorama. Cependant, contrairement à son compagnon plus grand et plus mince, le personnage fétiche n’a laissé aucune empreinte de pied dans la neige. Depuis combien de temps se tient-il là? La présence de fumée abondante de même que les teintes foncées de l’eau permettent d’en déduire que le temps était beau et très froid (“Fine and very cold” - The Gazette, Montreal, Feb. 1, 1909).

 

Mais ne vous en faites pas pour l’artiste. Il était confortablement installé dans le bar ou la salle à manger de l’hôtel. Vous pouvez voir l’endroit exact où l’artiste se trouvait sur la photo que j’ai prise au deuxième étage, du côté donnant sur le monument de Champlain et sur l’entrée du funiculaire. Nous avons toujours su qu’ En regardant Lévis de Québec avait été peint depuis la terrasse Dufferin, probablement à l’extérieur, près du fleuve, comme une autre photo que j’ai prise en décembre 2011 permet de le constater. William R.M. Johnston, toutefois, a relaté que l’endroit probable de la réalisation de cette toile était la « fenêtre de l’hôtel de Morrice » (Exposition de Morrice, Musée des beaux-arts de Montréal, 1965, Cat. 15); mais selon moi, le point de vue offert par le tableau est beaucoup trop bas.

 

Morrice

Vue de la terrasse Dufferin et du fleuve Saint-Laurent en direction de Pointe Lévis. Photo prise dans le Bar Saint-Laurent du Château Frontenac de la ville de Québec.

 

Si nous connaissons la température à laquelle Morrice a été exposé au cours de son voyage, c’est que nous connaissons avec exactitude la journée au cours de laquelle il a visité Québec. Morrice est arrivé à Montréal, en provenance de New York, juste à temps pour célébrer Noël 1908 en famille; il avait prévu demeurer à Montréal quelque mois pour tenter d’y vendre quelques tableaux. Mais sa caisse de peintures, expédiée séparément, n’arrivait tout simplement pas. Alors, vers la fin de janvier, il a décidé d’aller passer quelques jours à Québec et, du même coup, d’aller voir la chute Montmorency (lettre non datée envoyée à Edmund Morris à Toronto, bibliothèque du Musée des beaux-arts de l’Ontario).

 

Il était toujours à Montréal le 26 janvier puisqu’il avait été aperçu en train d’examiner, en avant-première, les objets d’art français d’une exposition présentée au Musée des beaux-arts de Montréal (La Presse, 27 janvier). Une semaine plus tard, il était de retour à la maison de ses parents avec « de bons croquis »; il avait alors déclaré qu’il travaillait comme un esclave à peindre des toiles à des fins d’exposition (lettre envoyée à Morris le 3 février, bibliothèque du Musée des beaux-arts de l’Ontario). Les deux tableaux présentés au Salon de la Société Nationale de Paris, Québec (aujourd’hui En regardant Lévis de Québec) et Village canadien (aujourd’hui Entrée à un village québécois) ont probablement été peints après le retour de Morrice de Paris à la fin de février 1909. Comme six œuvres devaient être livrées pour le 30 mars, il avait rapidement choisi quatre autres toiles représentant des sujets européens, et ce, dans le but de se consacrer à de nouvelles scènes d’hiver.

 

Les deux peintures ont les mêmes dimensions et partagent une palette dominée par le blanc, par le bleu et par le rose. Village canadien, représentant probablement un paysage près de la chute Montmorency, est principalement blanc avec d’importantes touches de rose, alors que En regardant Lévis de Québec est surtout blanc et bleu. À ce moment-là, les compositions de Morrice se limitaient à quelques bandes horizontales peintes avec un minimum de peinture. Morrice utilisait toujours une grande variété de tons et de couleurs pour ses passages clairs qui respectaient toujours l’intégrité de la plus totale harmonie. Voyez comment, dans En regardant Lévis de Québec, il est parvenu à donner un ton de vert au traversier normalement blanc pour mieux l’intégrer au modèle ou motif blanc-bleu-blanc-bleu au lieu de le briser ou de le rompre. Cette schématisation de la composition laisse entrevoir l’orientation que prendra Morrice pour ses peintures à venir. Il avait rencontré Matisse à l’automne de 1908; les deux hommes faisaient partie du jury du Salon d’automne à Paris. Les deux artistes se sont rencontrés par la suite à Tanger au début de 1912. Au Salon d’automne de cette année-là, Morrice y a exposé Tanger [The Beach] (Collection des Thomson au Musée des beaux-arts de l’Ontario) toile qui, avec sa composition à trois niveaux dominée par une bande centrale bleue, fait manifestement penser à En regardant Lévis de Québec.

 

Copyright © Lucie Dorais, mai 2013

 

Madame Dorais a fait une maîtrise en arts à l’Université de Montréal en 1980 dont la thèse portait sur la vie et la carrière de James Wilson Morrice. Elle a réussi sa vie professionnelle au ministère des Archives nationales du Canada. Aujourd’hui retraitée, elle est considérée par les universitaires, les collectionneurs et les marchands d’objets d’art comme la meilleure chercheuse sur James Wilson Morrice. Madame Dorais continue de colliger de l’information sur l’artiste, y compris le catalogue raisonné de son œuvre.

238 
sur 443

Ajouter un commentaire

Ajouter un commentaire
Close