« Les portraits de Lilias Torrance Newton ont un point de vue incisif et une profonde compréhension psychologique [...]. » James D. Campbell, Border Crossings magazine

par Barbara Meadowcroft

Sous plus d'un rapport, la petite histoire de Lilias Torrance Newton - peintre portraitiste, professeure des beaux-arts, épouse abandonnée et mère de famille - se lit comme un roman contemporain. Cependant, ce qu'il convient de noter au sujet de l'artiste, c'est que ce qui nous semble aujourd'hui banal était considéré comme exceptionnel il y a soixante ans, époque où la société désapprouvait le divorce et où l'on ne s'attendait pas à ce que les femmes mariées travaillent à l'extérieur de la maison. En effet, peu de femmes parmi celles que Lilias Torrance Newton a rencontrées à l'école des beaux-arts ont tenté de combiner mariage et vie professionnelle. Ainsi, Regina Seiden, une consœur de Lilias, a abandonné la peinture peu de temps après avoir marié le peintre Eric Goldberg dans le but de se consacrer entièrement à la carrière de son mari. Des dix femmes qui ont formé le Groupe Beaver Hall, Lilias Torrance Newton est la seule qui se soit mariée.

 

Née à Lachine (Québec) le 3 novembre 1896, Lilias Torrance était la quatrième enfant et la seule fille d'Alice Mary Stewart Torrance. Le père de Lilias, Forbes Torrance, personne d'affaires et membre du Pen and Pencil Club de Montréal, est décédé un mois avant sa naissance. Peu de temps après, Lilias et sa famille ont déménagé à Berthierville, ville natale de sa mère, puis à Kingston où Lilias alla à l'école publique. Après s'être fracturée une jambe dans un accident de traîne sauvage, Lilias passa sa convalescence à dessiner et à étudier les livres de croquis de son père. En 1908, la famille déménage à nouveau, cette fois-ci, pour s'installer à Lachine. Lilias est inscrit à une école de l'endroit, dirigée par le révérend Hewton (père du peintre Randolph Hewton) et suit des cours de dessins à l'Art Association of Montreal.

 

En 1910, elle s'inscrit comme pensionnaire à l'école de Miss Edgar et Miss Cramp. Les trois années qu'elle a passées à cette école de prestige pour filles lui ont donné la confiance et l'assurance désirées pour se mêler facilement aux professionnels et aux dames de la haute de l'époque, qui devinrent par la suite ses clients. À seize ans, elle quitte cette école pour étudier à temps complet sous la tutelle de William Brymner à l'Art Association of Montreal où elle a remporté une bourse d'études dans la catégorie « peinture d'après nature », dès sa première année de fréquentation.

 

William Brymner, directeur de l'Art Association of Montreal de 1886 à 1921, était un professeur qui savait inspirer ses élèves et leur inculquer l'importance de l'art. Bon nombre de ses élèves étaient des filles de la classe moyenne dont les parents considéraient la peinture comme une occupation respectable, plutôt qu'une profession ou un moyen de gagner sa vie. Brymner a encouragé ses étudiantes à faire preuve de professionnalisme dans leur travail et à parachever leur formation à Paris. Selon Anne Savage, amie de Lilias, « (Brymner) possédait cette grande qualité pour un professeur qui consistait à ne jamais imposer son style à ses élèves. Forgez votre survie dans la crainte et la peur, avait-il l'habitude de dire avant de nous laisser à nous-même ».

 

Un an après avoir commencé à étudier sous Brymner, la Première Guerre mondiale éclate. La plupart des jeunes hommes que Lilias connaissait, y compris ses trois frères, les frères de ses amies et ses confrères artistes (comme Robert Pilot), s'engagèrent dans les forces armées. En 1916, après avoir appris qu'un des ses frères était mort au combat, Lilias partit par bateau avec sa mère à destination de l'Angleterre pour se rapprocher de son autre frère, qui y faisait son service militaire, et qui, subséquemment, donna également sa vie pour la patrie. Pendant qu'elle était à Londres, Lilias a travaillé comme bénévole pour la Croix-Rouge canadienne, préparant des cantonnements pour les officiers canadiens blessés. C'est dans le cadre de ce travail qu'elle a rencontré son futur mari, le lieutenant Frederick Newton (1896-1976) qui avait été libéré du service actif pour s'occuper aussi de cantonnement. Lilias est même parvenue à poursuivre sa formation en arts en prenant des cours deux fois par semaine auprès d'Alfred Wolmark, un peintre anglais. Après la guerre, elle est demeurée à Londres pendant six mois dans le but d'étudier à temps complet sous Wolmark.

 

À son retour à Montréal, en 1919, Lilias Torrance décida de s'établir comme peintre professionnelle. Pour ce faire, elle avait besoin d'un studio, de modèles et d'un point de vente. À cette époque, il y avait très peu de galeries d'art privées à Montréal et la plupart étaient spécialisée en art européen. Les peintres dépendaient donc essentiellement des grandes expositions annuelles de l'Art Association of Montreal (A.A.M.) et de l'Académie royale des arts du Canada (A.R.C.). Par ailleurs, A.Y. Jackson et Randolph Hewton, qui étaient revenus du front depuis peu, étaient d'avis que les artistes les plus progressifs avaient tout intérêt à se regrouper pour présenter et faire connaître leurs œuvres de même que pour surmonter la résistance des critiques à l'art moderne. Au début des années vingt, Jackson et ses amis de Toronto formèrent le Group des Sept. Quelques mois plus tard, les peintres de Montréal commencèrent à s'organiser. Lilias Torrance, Mabel May, Randolph Hewton et Edwin Holgate devinrent le cœur du groupe de Montréal. Comme ils utilisaient une maison de la rue Beaver Hall Hill comme leurs studios et qu'ils se proposaient d'y présenter des expositions, ils décidèrent d'appeler leur groupe le Groupe Beaver Hall.

 

Dès la formation du Group Beaver Hall, les femmes y jouèrent un rôle important. En effet, lors de la première « exposition annuelle » du Groupe en janvier 1921, on comptait huit femmes parmi les dix-neuf membres. Les hommes, à l'exception de Randolph Hewton, se désintéressèrent du groupe, tandis que les femmes se servirent régulièrement des studios et invitèrent des amies à utiliser les locaux vacants. Lilias Torrance et Mabel May occupaient le plus vaste studio où elles donnaient des cours à l'intention des femmes le samedi matin. Anne Savage partageait un studio avec Nora Collyer. Prudence Heward et Sarah Robertson, qui fréquentaient toujours l'A.A.M., se rendaient régulièrement aux studios pour admirer le travail de leurs amies. Selon Anne Savage, c'était « une grande et belle époque ». Bien que les femmes artistes durent éventuellement se résigner à abandonner leur studio, la camaraderie qu'elles avaient établie allait durer pendant des années. Elles se téléphonaient régulièrement pour échanger sur le monde des arts et se rencontraient à l'heure du thé pour discuter de leurs œuvres.

 

Le 1er juin 1921, Lilias Torrance épousa Frederick Newton à l'église de Saint-Paul de Lachine. Âgée de 24 ans, elle avait déjà vendu un portrait, Nonnie (1921,) au Musée des beaux-arts du Canada. Selon la peintre montréalais Marion Scott, Lilias Torrance Newton avait accepté de se marier à la condition expresse qu'elle puisse passer six mois par année à étudier à Paris. Que ce détail historique soit vrai ou non, il témoigne bien de l'engagement de Lilias Torrance Newton en matière de peinture. Au cours de son mariage, elle s'est rendue à Paris à deux occasions. En 1923, elle a passé quatre mois à étudier sous Alexandre Jacovleff, artiste russe considéré comme le meilleur dessinateur de l'Europe. Dans le cadre de ses cours de peinture d'après nature, elle a abandonné la peinture pour se consacrer aux dessins de grandes dimensions à la craie afin de donner à ses œuvres plus de profondeur. Anna (1923), première toile peinte par l'artiste à son retour à Montréal, reflète l'évolution de Torrance Newton. Ce n'est qu'en 1929 que Lilias Torrance Newton est retournée à Paris pour la seconde fois, accompagnée de son fils de trois ans Francis Forbes et de la bonne. On ne sait que très peu de choses sur ce voyage, si ce n'est que Newton a probablement passé beaucoup de temps à visiter les galeries d'art comme elle l'avait fait lors de son premier séjour. Parmi les peintres qui l'intéressait tout particulièrement, mentionnons le visagiste italien Modigliani et les fauvistes, Vlaminck et Derain. L'autoportrait que réalise Torrance Newton, vers 1929 fait voir l'artiste comme une jeune professionnelle sûre d'elle-même; le portrait, découpé sous le buste, domine la toile, tandis que l'expression de Lilias en est une de grande concentration. L'arrière-plan, brossé à main levée, est rompu seulement par la partie inférieure d'un cadre (ou d'une fenêtre) et par la silhouette de la palette. En réalisant son propre portrait, Lilias Torrance Newton a respecté une tradition qui remonte à la Renaissance, en plus d'ébranler du même coup le monde des artistes, dominé par les hommes.

 

En 1927, le journal Saturday Night publie un article de fond sur l'artiste, faisant valoir sa force psychologique, de même que quelques uns de ses portraits (notamment celui de C.S. Fosbery, fondateur et directeur du Lower Canada College, et celui de madame John Savage, la mère de son amie Anne). Ainsi que l'auteur de l'article le rapporte, le portrait d'Helen Galt Savage (1857-1942), une descendante du romancier John Galt et enseignante à la retraite, fait voir l'esprit intrépide et la grande fierté du modèle. L'article va même jusqu'à présenter Newton, alors âgée de 31 ans, comme une « superwoman ». Déjà membre associée de l'Académie royale des arts du Canada (A.R.C.), Newton avait vendu trois peintures au Musée des beaux-arts du Canada et exposé au Salon de Paris en 1923, à Wembley, en Angleterre, en 1924 et 1925, et à l'exposition Panama Pacific de Los Angeles, en 1925. Pareilles réalisations, jumelées à son rôle de mère et à son mariage à un homme « des plus sympathiques et des plus dévoués », laissaient croire que Newton menait une vie de rêve. Ce que l'article négligeait de mentionner, c'est que pour mener une telle vie, Newton avait besoin d'un studio, d'une aide-ménagère et de soutien financier. Toutes ces choses, qu'elle tenait pour acquises en 1927, ont été sérieusement compromises quand son mari, alors agent de valeurs mobilières, subit de lourdes pertes des suites du krach boursier de Wall Street, en 1929.

 

Lilias et Frederick Newton n'étaient peut-être pas fait l'un pour l'autre comme le laisse entendre Ted, le frère de Frederick. De toute façon, la relation du couple s'est détériorée peu de temps après le krach boursier, quand Fred s'est mis à boire abondamment. En mai 1931, il quitta Montréal pour ne plus jamais revoir sa famille. Deux ans plus tard, Lilias Newton obtint, par décret parlementaire, un divorce fondé sur l'adultère de son mari.

 

Devant l'obligation de pourvoir à ses besoins et à ceux de son fils, Lilias Newton chercha des façons de rentabiliser son talent de peintre. La Dépression avait déjà fait son œuvre sur les ventes de la communauté artistique. Les galeries privées avaient peine à joindre les deux bouts, tandis que d'autres, comme celle du galeriste William Scott située à Montréal, avaient dû fermer leurs portes. De son côté, le Musée des beaux-arts du Canada, qui avait encouragé activement Newton et d'autres peintres modernes, fit face à des compressions budgétaires qui sont passées de 130 000$, en 1929, à 25 000$, en 1934. Eric Brown, directeur du musée, fit ce qu'il put pour venir en aide à Lilias Newton. En 1932, il commanda un portrait posthume du docteur Francis Shepherd, ancien président du conseil des fiduciaires du Musée des beaux-arts du Canada et, en 1933, fit faire son propre portrait. Alice et Vincent Massey, des collecteurs privés avisés, ont également aidé Newton en lui commandant quatre portraits de famille.

 

En 1933, luttant contre la Dépression économique, les survivants du Groupe des Sept invitèrent des peintres du Beaver Hall et quelques autres artistes à former le Canadian Group of Painters (C.G.P.). Lilias Torrance Newton fit partie des 28 premiers membres. En novembre 1933, elle présenta quatre œuvres, dont Nude in a Studio (1933) à l'exposition du C.G.P. à Toronto. À son plus grand désarroi, l'Art Gallery of Toronto refusa de présenter l'oeuvre sous prétexte que les chaussures à bout ouvert portées par le sujet étaient offensantes par leur nudité. Les malheurs de Newton prirent fin quand les Massey, qui avaient entendu parler de l'affaire, décidèrent d'acheter la peinture, motivés partiellement, selon A.Y. Jackson, par l'idée « qu'elle n'avait pas été traitée équitablement ». L'année suivante, quand les Massey présentèrent leur collection à l'Art Gallery of Toronto, ce nu controversé était présenté directement à côté des portraits de Vincent et d'Alice Massey. Ces portraits grandeur nature, qui furent également présentés à l'Académie royale des arts du Canada (A.R.C.) à Montréal en 1935, confirmèrent la réputation de Newton comme portraitiste.

 

Au cours de ses premières années comme chef de famille monoparentale, Lilias Newton dut enseigner afin de bien gagner sa vie et de joindre les deux bouts, les revenus de son art se révélant insuffisants. Dans le cadre d'une discussion portant sur les effets de la Dépression économique sur les artistes de l'époque avec le docteur Charles Hill en 1973, Newton déclare: « Je suppose que peu d'entre nous auraient pu se tirer d'affaires n'eut été de l'enseignement. » Elle a commencé à enseigner la peinture avec seulement quelques élèves dans son studio puis, en 1934, fit équipe avec Edwin Holgate pour enseigner la peinture d'après nature sous les auspices de l'Art Association of Montreal. Deux ans plus tard, les artistes abandonnèrent cette initiative puisqu'ils ne parvenaient pas à rentabiliser suffisamment leur travail. En 1936, ils revinrent à l'enseignement, cette fois-ci sous une forme entièrement différente. Pour Newton, enseigner n'était pas chose facile en raison de son caractère. Elle était trop impatiente. Jeanne Rhéaume, qui suivit ces cours de peinture d'après nature donné par Newton, m'a raconté qu'il arrivait parfois à l'artiste de peindre sur les œuvres de ses étudiants, les privant ainsi de leur inspiration. En mai 1940, Newton et Holgate décidèrent d'abandonner l'enseignement à tout jamais. Newton, qui avait subi une hystérectomie cet été-là, en avait probablement assez de poursuivre une double carrière.

 

Au cours des ces années très chargées, Lilias Newton n'avait que très peu de temps à consacrer à son fils, Forbes. Au début, elle a eu recours à une femme à la journée, alors que plus tard elle envoya son fils comme pensionnaire au Upper Canada College à Toronto. Au cours de l'été, elle avait l'habitude de louer un chalet à Saint-Adolphe-d'Howard dans les Laurentides. C'était alors le temps des vacances, une période de repos et de détente tant pour elle que pour son fils. Questions de changer son quotidien, Newton peignait des natures mortes ou persuadait quelqu'un du village à poser pour elle. Deux de ses portraits les plus intimistes, Maurice (1939) et My Son (1941) ont été réalisés à son chalet de Saint-Adolphe. Dans son portrait de Maurice Alaric, un jeune homme de l'endroit, Newton a su capturer toute la fougue et le narcissisme de la jeunesse. Le motif de l'escalier que l'on voit à l'arrière est à la fois formel - parce qu'il reprend la ligne de la tête et des épaules - et symbolique - suggérant la qualité inachevée de l'adolescence. Le motif de escalier est aussi insinué dans la représentation de Rosaire (1935), un jeune Canadien-français, réalisé par l'artiste et qui avait été à l'exposition de l'A.A.M., au printemps de 1939.

 

Parmi les plus grandes œuvres de Lilias Newton, mentionnons les portraits des ses collègues peintres: A.Y. Jackson (1936), Edwin Holgate (vers 1937), Louis Muhlstock (1937) et Frances Loring (vers 1942). Dans son portrait de Jackson, les larges épaules, le menton de bulldog, et le regard direct laissent transpirer toute l'énergie et la détermination du modèle. De plus, les montagnes enneigées en arrière-plan, dessinées par Jackson lui-même, ajoutent plus de véracité et d'authenticité à cette représentation de l'artiste-peintre paysagiste, aimant peindre à l'extérieur.

 

Newton avait rarement le plaisir de peindre des femmes puisque la plupart des personnes dont on lui demandait de faire le portrait étaient des hommes. À ce sujet, Newton déclare : « Je peux travailler avec plus de couleurs et j'ai l'impression que je peux peindre une portrait plus imaginatif quand il s'agit d'une femme en raison des vêtements qu'elle porte et qu'elle utilise pour s'exprimer ». Newton a sauté sur l'occasion pour jouer avec les couleurs dans le portrait qu'elle fait de la sculptrice Frances Loring, portant alors un châle rouge vif enroulé autour d'un corsage jaune décolleté. Nous pouvons admirer dans cette œuvre dont la qualité est absolument exceptionnelle, un drapé réalisé d'une main assurée et un visage modelé de sorte à bien laisser transparaître dans l'expression de cette femme non conventionnelle, sa vision et sa grande puissance intérieure.

 

Lilias Newton est devenue en 1937 la troisième femme à accéder au rang de membre en règle de l'Académie royale des arts du Canada, association dont le gestion était dominée par des hommes. Son portrait de Louis Muhlstock, présenté dans le cadre de l'obtention de son diplôme, est un « chef-d'œuvre de composition de triangles », comme le fait remarquer la conservatrice Dorothy Farr. Les sourcils arqués, les coudes pliés et les doigts étalés reprennent bien la forme triangulaire du visage. La pose inhabituelle de Muhlstock - assis à califourchon sur une chaise avec les mains sur le dossier - et la force de son regard suggèrent impétuosité et intensité.

 

Lilias Newton a continué de participer aux expositions de C.G.P. ainsi qu'à des expositions internationales comme la Southern Dominions Exhibition (1936) et la Coronation Exhibition de Londres (1937). Bien que ces expositions se soient soldées par la vente de seulement quelques œuvres, elles lui ont permis de se faire connaître du grand public. En 1939, elle a tenu une exposition solo à l'Art Association of Montreal et, en 1940, a participé à une exposition conjointe avec A.Y. Jackson, Arthur Lismer et Edwin Holgate à l'Art Gallery of Toronto. Faisant la revue de la première exposition pour le journal The Gazette, un critique fit remarquer « le côté enthousiaste et rafraîchissant » de l'œuvre de Newton. « Il n'y a aucune formule préétablie; tout ce qu'il faut retenir, c'est que chaque modèle semble présenter un défi toujours différent pour cette peintre montréalaise de talent. »

 

En 1941, les artistes et les amateurs de beaux-arts provenant d'un peu partout au Canada, se sont réunis pour un événement spécial dans le cadre de la Conférence de Kingston, à la Queen's University, en Ontario. Selon Lilias Newton, l'une des 154 participants, les artistes ont eu beaucoup de plaisir à se rencontrer et à échanger. Un des principaux thèmes du congrès, qui a eu lieu quelques jours seulement après qu'Hitler a envahi la Russie, était le rôle des artistes en temps de guerre. Frances Loring, sculptrice de Toronto, insistait pour que l'on entreprenne une campagne visant à sensibiliser le public à l'effet que les artistes « pouvaient véritablement contribuer au succès des efforts militaires et au bien-êtres des communautés ».

 

À l'automne de 1942, un projet d'exposition, sous la direction de Vincent Massey, haut-commissaire canadien en Angleterre et de H.O. McCurry, directeur du Musée des beaux-arts du Canada, est mis sur pied afin de présenter des représentations de scènes de guerre. En 1945, on avait déjà retenu les services de 33 artistes, y compris le lieutenant Molly Lamb (Bobak), la seule femme artiste à réaliser des scènes de guerre à avoir un titre militaire. Vincent Massey avait tenté d'obtenir un grade officiel pour Lilias Newton. « Je suis persuadé qu'elle pourrait faire un travail très utile et que le fait qu'il s'agisse d'une femme ne devrait poser aucun problème », écrivait-il à McCurry, le 6 octobre 1943. « On a observé la même attitude paternaliste concernant l'organisation de services faits par des femmes durant la guerre, mais cette attitude semble révolue maintenant. » En dépit du télégramme de Massey au Secrétariat d'État en juillet 1944, Newton ne reçut aucun grade. Cependant, grâce à McCurry, Newton se vit accorder en 1942 une commande de deux portraits qui ont été par la suite reproduits sur les affiches de recrutement et sur des cartes postales: Canadian Soldier No. 1 et Wing Commander W.R. MacBrien, R.C.A.F..

 

Les années de guerre ont sans doute été difficiles pour Newton sur le plan émotionnel en raison de l'évocation du souvenir de ses frères morts au combat et de l'engagement de son fils dans l'aviation canadienne. Cependant, sur le plan professionnel, Newton remportait de vifs succès. En 1943, elle a peint un portrait remarquable de son vieil ami, le professeur Gillson, dans son uniforme de commandant d'escadre de l'aviation canadienne. Newton a passé une partie de l'année 1944-1945 à Toronto afin de peindre des portraits destinés à des sièges sociaux et salles de conseil d'entreprise. Ce genre de travail la rétribuait bien. Son portrait de R.Y. Eaton, président de l'Art Gallery of Toronto (1944) fut acheté pour 1 000 $. Même si Newton déplorait à l'occasion « l'aspect commercial de son œuvre » comme l'avait laissé croire Jackson, elle aimait la camaraderie qui régnait au Studio Building où elle avait loué un studio de Lawren Harris Jr. Une photographie parue dans l'édition du 10 mars 1945 du journal Saturday Night fait voir Newton buvant un café avec des collègues artistes, Jackson, Frances Loring et Florence Wyle dans le « shack » qui avait déjà appartenu à Tom Thomson.

 

Après la guerre, Newton a parcouru le pays peignant le portrait d'hommes canadiens influents (à l'occasion, il y aura quelques femmes) à Ottawa, à Toronto, à Toronto, à Calgary, à Edmonton et à Vancouver. Parmi les sujets dont elle a fait le portrait, mentionnons le gouverneur général Earl Alexander de Tunis, le golfeur Sandy Somerville et la skieuse Margaret Morrison. Ses nouveaux moyens financiers lui permirent de visiter le Mexique à la fin des années quarante et l'Italie en 1953. Elle abandonna son studio de l'avenue des Pins en 1956 pour occuper un penthouse au coin des rues Sherbrooke et Guy. De son nouveau studio de 30 pieds carrés, qui avait servi auparavant de salle de billard, elle avait une vue imprenable sur le Mont-Royal.

 

Quand Lilas s'est vue passer la commande de peindre la Reine et le Prince Philip pour le Rideau Hall (la résidence personnelle et le lieu de travail attitré au Gouverneur général depuis 1867), l'événement souleva un vif intérêt puisque c'était la première fois que cela arrivait à un artiste canadien. Interviewée par un journaliste de la Gazette avant son départ pour Londres, Lilias Newton a expliqué qu'elle aimait commencer par quelques croquis exécutés rapidement. « C'est impossible de passer au portrait sur-le-champ, il me faut du temps pour me faire une idée sur la meilleure pose, celle qui offrira les résultats les plus intéressants; en outre, à mesure que je fais mes croquis, mon sujet devient plus naturel, moins conscient de ce que l'entoure et j'arrive généralement à créer une impression que je n'avais pas vue au début. » Dans son journal, en date du 14 mars 1957, Newton relate : « Première séance avec la Reine. Jolie, gênée et dos très droit. Compréhensive mais pas facile. » Ces portraits ne se sont pas avérés une réussite en tout point de vue, probablement parce que Newton a été dans l'impossibilité d'établir un bon contact avec ses sujets. Elle a été assez satisfaite de son esquisse préliminaire du Prince Philip pour l'accrocher dans son studio du Linton.

 

En 1961, Lilias Newton participe à une levée de fonds en faveur des infirmières du Victorian Order of Nurses for Canada en offrant de peindre le portrait du gagnant ou de la gagnante du tirage. Freda Armstrong de Westmount, peintre amateur, a gagné le tirage de la campagne qui avait permis d'amasser 5 000 $, soit une somme suffisante pour remplacer une des voitures de l'Ordre.

 

Newton s'intéressait vraiment aux personnes. Elle avait confié au critique Robert Ayre qu'à défaut de les peindre, elle les observait… sur la rue, dans l'autobus, dans les boutiques. Son succès en tant que portraitiste s'explique tout autant par ses rapports avec ses sujets qu'avec la virtuosité de son art. Elle aimait parler avec ses sujets pendant qu'elles les peignait. La vie qui se dégage de ses portraits tient à l'enthousiasme qu'elle prenait à découvrir les individus qu'elle peignait dont bon nombre sont devenus avec le temps ses amis. L'inconvénient, c'est qu'elle devait toujours passer à d'autres amis. Derrière tout le charme qui faisait de Newton une invitée recherchée dans les salons se dissimulait de une certaine réserve. Elle n'avait que très peu de vrais amis. Sa mère est décédée en 1925 et son troisième frère, Stewart Torrance, en 1942. Ses liens avec les artistes femmes du Beaver Hall se sont affaiblis puisqu'elle passait de moins en moins de temps à Montréal. Son fils, un ingénieur-conseil qui devait souvent déménager en raison de son emploi du temps, s'est finalement installé aux États-Unis. À mesure qu'elle vieillissait, Newton devenait en proie à des périodes de dépression, tandis que sa surdité ne faisait qu'augmenter. Cependant, elle a toujours gardé son sens de l'humour et son intérêt pour les jeunes. Deux étudiants de McGill, Eric Klinkhoff et Allan Case, qui ont posé pour elle quand ses clients étaient trop occupés pour le faire, ont particulièrement aimé ces séances dans son studio et invitèrent parfois Newton (alors âgée de près de quatre-vingts ans) à prendre une bouchée ou à aller voir un film. Même si elle avait beaucoup d'esprit et qu'elle était très à l'aise en public, je soupçonne que Lilias Newton était une femme esseulée.

 

Elle a continué de peindre jusqu'en 1975, année où dû à une chute, elle se fractura la clavicule. Lilias est morte dans une maison de soins infirmiers à Cowansville, Québec, le 10 janvier 1980, à l'âge de 83 ans.

 

L'historien de l'art Dennis Reid a déclaré que « vers le milieu des années quarante, Newton avait peint les plus grands Canadiens de l'époque ». Elle a insufflé de l'informalité à la peinture canadienne de portraits, encourageant ses sujets à adopter des poses non conventionnelles. Dans Lady in Black (vers 1936), madame Gillson, qui porte une tenue de soirée formelle, est assise, les pieds cachés sous elle. Tous ses sujets n'étaient pas tous forcément très connus. Quelques-unes de ses oeuvres illustrent des d'enfants (Portrait de Winke, 1929, de son fils à trois ans), de jeunes filles (Martha, 1937) et de personnes ordinaires comme le frère Adélard (1939) dont elle a fait le portrait à Saint-Adolphe. La nécessité de subvenir aux besoins de son fils l'a amenée à suivre une certaine trajectoire professionnelle. Si elle avait eu la possibilité de choisir ses propres sujets, elle aurait peut-être opté davantage pour des portraits de femmes fortes de caractère comme Mrs. John Savage et moins d'hommes en tenue académique ou en toge.

 

« Je peins l'impression de la personnalité du modèle sur moi », déclare Newton, ajoutant qu'il doit y avoir sympathie entre le modèle et l'artiste pour que le portrait soit réussi. Selon elle, elle a fait environ 300 portraits, depuis des hommes d'État jusqu'aux évêques en passant par les personnes d'affaires, les artistes et les athlètes. Dans ses meilleurs portraits, elle parvient à évoquer l'individualité du sujet tout en faisant valoir son intérêt marqué pour les individus.

 

© Copyright Barbara Meadowcroft et Galerie Walter Klinkhoff Inc.

 

Barbara Meadowcroft, titulaire d'un doctorat, est agrégée de recherche à l'Institut Simone de Beauvoir de l'université Concordia. Elle a rédigé les textes des expositions de Mabel Lockerby en 1989, de Sarah Robertson en 1991 et d'Anne Savage en 1992 présentées à la Galerie Walter Klinkhoff. Elle finit présentement un livre intitulé « A Circle of Friends : The Women Painters of the Beaver Hall Group ».

 

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